Le cœur n’y est plus

C’était pendant le grand confinement de 2020.

Au début, pas mal de gens avaient pris la chose à la rigolade. Des groupes d’apéro à distance, des concours de chiottes customisées au papier toilette, des pages d’idées recettes de pâtes et pain maison s’organisaient sur les réseaux sociaux.

Certains devaient pourtant continuer à marner, dans les usines à bectance ultra-transformée et même sur les chantiers. Peut-être y avait-il à ces incohérences quelque raison cachée comme un bunker à terminer quelque part, ou le fils d’un ministre qu’aurait fait un caprice pour que l’usine Haribo soit déclarée d’utilité publique.

A part ceux-là, donc, qui partaient chaque matin au chagrin avec au ventre un peu de peur et beaucoup de rage contre nous, les confinés, on se la coulait douce en pyjama. On avait du temps à revendre mais personne n’en voulait. Notre temps ne valait plus tripette.

On s’en foutait royal. On se le gardait pour soi et on s’en goinfrait de larges tranches, au lit, devant des séries par saisons entières… jusqu’à ce qu’on nous coupe ce robinet et qu’on n’ait plus que la télé, où ne sont plus diffusés que des cours pour collégiens. Ça a permis à toutes les générations de se remettre à niveau mais niveau moral, ça a sérieusement baissé.

Malgré tout, la critique se poursuivait en ligne. On y revoyait même des camarades depuis longtemps disparus. De nouveaux y apparaissaient ou s’y révélaient une conscience. Des pétitions circulaient pour que le fruit des amendes revienne au personnel soignant. Mais ce n’était pas le projet…

Les amendes, elles se sont multipliées. Il y en avait pour tout. Certains y ont claqué tous leurs tickets de rationnement… Moi, on m’avait laissé sortir de taule comme toutes les « fin de peine » pour faire de la place aux contrevenants au confinement. Alors, pensez ! J’allais pas risquer de replonger pour une virée non autorisée. Je me tenais à carreau. Pas folle la guêpe !

Enfin, la guêpe… dans le mini garni où je me retrouve, on n’a pas la liberté qu’offrent les résidences avec jardin-piscine. On peut boire autant de bière qu’on veut mais comme on ne se dépense pas, on les paye et c’est fatal : elle s’épaissit, la taille de guêpe de la souris…
Parfois, quand je me croise dans la glace, j’en viens à regretter la salle de sport et la cour de promenade… c’est vous dire si vraiment elle n’est pas guêpe, la folle !

Les uns après les autres, le maboul qui nous guettait nous chopait tous. Pour compenser le manque de sorties, on se défoulait en suivant les directs depuis les caméras embarquées par ceux qui pouvaient encore rouler. Dédaignant les huit-clos, on matait, les châsses écarquillées, des sagas en grand large. Puis on s’est mis à suivre les chroniques de ceux qui persistaient à pratiquer, par écrit, la virée quotidienne à vélo… Quand c’est proprement balancé et qu’on connaît les lieux, ça fonctionne plutôt bien.

J’ai fait tout ça, moi aussi, avant d’attaquer la bibliothèque par la face « sports ». J’ai relu « Premier de cordée » et, confidence, ça n’a rien à voir avec ce qu’on nous en dit au sommet…

Oui au début, le confinement, on prenait ça à la légère mais beaucoup, au fil des jours, devenaient zinzins.

Dès la deuxième semaine, j’ai bien senti qu’une certaine pression se faisait plus pressante du côté des bonshommes. Mais bon, avec la réclusion totale, il n’y avait plus péril qu’en la demeure des femmes consignées en couple… Pour les confinées seules, c’était le harcèlement ordinaire, juste un peu plus fréquent, un peu plus prononcé. Et on nous annonçait des mesures, ça rassurait…

Mais quand, à la fin du troisième mois, les différents corps répressifs, devenus inutiles dans les rues désertées, ont été reformatés en police des liaisons à distance, tout a changé.
Ah ! ça, pour remédier à la délinquance en ligne, ça a remédié radical !

C’est sur ce dernier prétexte – qu’on a tous avalisé, comme les autres, occupés qu’on était à garantir notre sécurité – c’est sur ce dernier prétexte que la grande réclusion totale a commencé.

N’y voyez pas, suspicieux que vous êtes, les conséquences d’un quelconque complot du gouvernement ! Ces gens sont des opportunistes, pas des stratèges. Tout bêtement, ils ont sauté sur l’occasion, comme le virus sur le bas peuple.

Depuis, on n’a jamais plus retrouvé l’insouciance qu’on avait découvert pendant les premiers temps. Finis les blagues à la con, les exercices de calcul aléatoire et les serments partagés sur les comptes qu’on leur ferait rendre !

Désormais, on se méfie de tout, même du chant des oiseaux, à l’heure de fenêtre autorisée du matin. Et à la fenêtre du soir, on applaudit encore jusqu’à la sirène du couvre-feu puisque c’est obligatoire. Mais le cœur n’y est plus.

Isabelle Simon