L’heure du changement a-t-elle enfin sonné ?

Victor savait. Il savait que ce jour allait arriver. L’effondrement de la société consumériste était inéluctable. Si la courbe du pic de l’épidémie faisait penser à celle du pic pétrolier, la pointe du pic représenterait aussi probablement le passage de la croissance à la décroissance, de l’exode rural à l’exode urbain, de la propriété privée à l’organisation collective…

Victor était heureux. Heureux d’être vivant dans ce moment historique, de pouvoir observer – et participer à – un bouleversement sans précédent.

Voir, dans sa vie, la pollution globale diminuer, la forêt vierge reprendre ses droits, les humains retrouver une vie plus proche de la terre… Belle perspective de grand bonheur !

Les autoroutes allaient probablement se transformer en pistes cyclables. Il faudrait alors que l’on pense à conserver une bande de terre de chaque coté, pour ne pas abîmer les articulation des chevaux et des bœufs!

Le monde d’après était en route. Victor le savait et le sentait.

C’était la collapse, enfin ! Le grand soir, le grand matin. L’Éveil des consciences !

En effet : confinés, les gens n’auraient que la possibilité de rentrer au cœur d’eux-même et de réaliser l’absurdité qu’il y a à poursuivre des carrières à la recherche d’un virement mensuel leur permettant de n’acheter que la souffrance d’autrui. L’essentiel est invisible aux yeux. Enfermés, ne pouvant consommer aussi facilement qu’avant, cela ne pourrait que sembler évident à  chacun.

Victor était convaincu depuis quelques années qu’il fallait se montrer patient et que le changement allait se produire ; mais il ne pensait pas que cela serait si rapide, ni que le commencement d’une transformation si profonde prendrait la forme d’une épidémie. Mais
qu’importe ! La nature pouvait bien se réveiller comme elle l’entendait…

Et puis, les jours ont passé.

Les commerces non essentiels ont ré-ouvert. Ce sera temporaire se disait-il, un soubresaut du vieux monde avant sa disparition complète.

Le confinement s’est assoupli. Les gens ont commencer à sortir à nouveau, à discuter.

Qu’en était-il de leur conscience ? Seul, dans son appartement, Victor avait tenté de sonder la conscience humaine sur les réseaux sociaux. Nombreuses étaient, dans le cercle virtuel qu’il fréquentait, les personnes qui désiraient changer de vie, qui voyaient clair derrière l’idéologie dominante. L’heure semblait vraiment être au changement. La plupart de ses amis virtuels étaient maintenant prêts à oublier leur vie d’avant pour avancer, humblement, vers la Nature. L’épidémie avait été le déclencheur, le mouvement était lancé.

Mais ça, c’était sur le Réseau. Dehors, dans sa petite ville, Victor n’avait pas croisé grand monde à cause du confinement. Sa vie sociale, habituellement assez limitée, s’était vue réduite au maximum en cette période étrange.

Comment avait évolué le niveau de conscience de ses concitoyens ? La réponse à cette question apparaissait comme une vérité logique à Victor, et il lui tardait de pouvoir confirmer de ce qu’il pressentait au plus profond de son être.

A écouter quelques conversations, il lui sembla néanmoins rapidement que le dernier iPong, avec son écran retina Full HD doté de couleurs exceptionnelles – et raccordable au grand réseau mondial regorgeant de contenu adapté à tous les goûts et conditions sociales – faisait
visiblement plus rêver ses contemporains qu’une Brabant double au cul d’un attelage de mules.

Victor savait que le soma du Meilleur des Mondes c’était de la daube à coté de NetFlix mais il restait troublé : comment ces gens pouvaient-ils ne pas avoir réalisé, confinés chez eux, poussés à l’immobilité – tel le Bouddha sous son arbre – la vacuité de tout cela ?

Petit à petit, au fil des semaines, au contact des habitants de sa commune, Victor a commencé à perdre la foi. La mélancolie ne l’a pas emporté, non, mais il lui a rapidement semblé que le changement, ce n’était pas pour tout de suite.

La perspective d’une nouvelle épidémie flottait de manière vague sur les têtes, comme avant elle celle du réchauffement climatique. Mais, tout comme la crainte du réchauffement climatique ne limitait pas les voyages en avions ou en voiture de la classe moyenne mondiale – dont Victor, habitant un pays riche, savait qu’il faisait partie malgré ses faibles revenus et ses efforts pour vivre en digne décroissant – la perspective d’une nouvelle contamination globale n’apportait
visiblement que des changements mineurs dans le mode de vie de la population.

Le vieux monde était bien encore là, et sortait peut être même renforcé par l’épisode.

Le smartphone était à présent au plus près des corps, indiquant à chacun quand augmentait son risque individuel de contracter l’une des maladies nouvelles qui se déployaient dans l’espace globalisé, conseillant un dépistage rapide s’il y avait eu des contacts risqués.

A devenir le meilleur allié des citoyens souhaitant continuer à se déplacer et à multiplier les rencontres (piment de l’existence libérale !) ne devenait-il pas un morceau des corps qu’il aidait à protéger ? Peu de gens parmi celles et ceux qui cherchaient à reprendre une vie proche de celle d’avant étaient assez égoïstes pour se déplacer sans, quand bien même ce n’était pas illégal. Comme pour les masques, l’objectif de l’application ViriSanté était de protéger les autres, non pas soi même. Et si la civilisation apparaissait à Victor comme nihiliste et décadente, la nécessité d’œuvrer à la protection de la collectivité avait quand même visiblement – et c’était peut être une bonne surprise pour Victor – semblé évidente à de nombreuses personnes.

Le télétravail s’était développé, et Victor constatait (avec une joie toute relative quand il repensait aux perspectives qui occupaient son esprit quelques semaines auparavant) que les voitures étaient un peu moins nombreuses sur les routes. Le tourisme semblait s’être en partie relocalisé. L’argent occupait toujours la pensée des hommes et circulait peut être autant, mais pas forcément aussi loin, et probablement un peu moins vite.

Le grand changement n’avait pas eu lieu, mais, Victor en était certain, ce changement étant inéluctable, ce serait pour bientôt. Il faudrait encore patienter, quelques mois, ou quelques années.

Camille