Turdu-Kyia

Texte : Nekyia, récit d’un survivant (Hans Erich Nossack, 1955)– Extraits

Nekyia signifie sacrifice funèbre. Dans le IIème chant de l’ Odyssée, les âmes défuntes avides d’aspirer une dernière fois le parfum de la vie, se pressent autour d’une fosse remplie de sang. Voilà pour l’image antique. Le narrateur de ce roman paru en 1955 est seul, le seul être conscient parmi les épaves humaines, seul survivant dans une vaste cité où rien ne semble avoir changé, mais tout est désert, dépeuplé. On ne sait rien de ce que fut la catastrophe. L’annonce de la catastrophe a été l’apparition au dessus de la ville de deux grands oiseaux noirs. Les hommes ont vu le signe et n’ont pas su l’interpréter.
Extraits.

« Je dispose encore des termes appropriés, je fais moi-même partie du système, mais ils ne sont peut-être plus tout à fait exacts.  Maints sujets ne seront pas abordés ici, cela m’est interdit car c’est trop dangereux, On peut y penser, on peut les vivre. Mais il suffit de les formuler et toute existence est dénuée d’authenticité.
Je suis donc retourné dans la ville. J’ai traversé les faubourgs. Autrefois, lorsque la vie se divisait encore entre hier et aujourd’hui, jamais, fut-ce avant la pointe du jour, les rues n’avaient connu pareil silence ; car je ne puis me figurer que le souffle des centaines de milliers de dormeurs n’ait fait aucun bruit. Seulement à ce moment-là, personne ne restait éveillé pour écouter. Et puis quelques uns parlaient aussi en dormant…
… D’abord je me suis efforcé de faire résonner mes pas sur le pavé. J’étais gêné d’arriver sans crier gare, je risquais d’effrayer quelqu’un. Mes pas solitaires auraient dû résonner contre les murailles nues des maisons. Nulle autre oreille que moi ne m’entendait. C’est une chose qu’il n’est pas bon de savoir. Cela vous rend très silencieux…

… Nulle part la moindre odeur. Aucun relent de cuisine, de moisi ou de vêtement mal aéré. L’odeur était abolie. Moi seul je sentais la pluie et ma propre odeur. Il ne faisait pas non plus sombre dans les cages d’escalier ou aux endroits généralement obscurs.
Quant aux couleurs, je serais bien embarrassé d’en parler. Et puis je ne raconte pas les choses dans l’ordre. Il n’y avait pas d’obscurité, il n‘y avait pas de lumière, il faisait seulement clair. Une clarté ennuyeuse qui filtrait partout. Là où l’ombre aurait dû s’étendre, il faisait peut-être seulement un peu moins clair.
Jadis lorsque la lune existait encore, c’était la même chose. Figurez-vous une clarté lunaire multipliée par cinq ou par dix. Je me demande même si je me fais comprendre quand je dis lune en parlant de cette chose. Pour ne pas se perdre, elle s’approchait câline, à d’autres objets, absorbant telle une éponge leur couleur et leur particularité, pour ensuite faire semblant d’être elle-même tout cela.
Voilà qui est pire qu’un ennemi. A sa lumière glacée qui les vidait de leur substance, toutes choses semblaient frappées de léthargie. Les êtres ne s’apercevaient même pas que c’était leur lumière à eux qu’elle avait captée. C’est pour cela qu’ils perdaient toute espèce de réalité.
Il se peut d’ailleurs que je fasse tort à la lune. Mais dans le reflet blafard de leur être, la plupart des gens, chose étrange, se sentaient mieux que dans leur être véritable. Redoutaient-ils la lumière parce qu’elle leur révélait leur obscurité ? Mais qu’est-ce qui les forçait à nier cette obscurité ? Je ne cesse de me le demander, encore que ces réflexions soient maintenant dénuées de sens. C’était leur maladie. »

Hans Erich Nossack